Alejandra Pizarnik : La dernière innocence / Les aventures perdues

 
par Christophe Stolowicki

Danger des mots et de leur sortilège, de leur étreinte à la glace. Des amorces de comptine, talismaniques surnagent, survivent à l’inanité. Des hommes passent le cap d’espérance, bonne ou mauvaise, de leurs vingt ans, d’autres s’y fracassent à grand ou long feu, « brise[nt] le mur de la poésie », « percute[nt] contre / le monde », « la peur dévaste [leur] pitoyable muraille ». Sur les brisées de Rimbaud, préfigurant Guy Viarre, Alejandra Pizarnik, adolescente tragique à bout de mots, brûlots sans codage, métaphoriques de leur seul envoi, « petite statue de terreur » dédie comme dernière innocence¹ ce quasiment premier livre (1956) à son psychanalyste Léon Ostrov, devenu son correspondant – plus guérisseuse que lui. En résistance furieuse à « sauver le vent », en « horribles esquives pour l’exécrer », « se sauver du vent ». Comme une qui meurt sur les saisons. Fascinante de détermination à désirer la mort, lunaire « avec frénésie », lisse abrupte Antigone se consumant de deuil, de ceux qu’on ne peut pas porter². Des mots simples, minéraux, élémentaires, de langue universelle, tiennent lieu de tout. Le suicide se suspend, redouble de fureur, profère son antienne.

« La cage est devenue oiseau / et il s’est envolé. » La parole bascule à présent au vif ontologique du fond de langue dans ses ressorts premiers. Enragée d’anges une Euménide tout à traque « n’étreint que ce qui coule / comme lave d’enfer : / fantômes en douce érection, prêtres d’écume ». Une pleureuse rituelle déritualisée, une enfant au sourire tordu chargé de millénaires racle le réel du réel à s’arracher la glotte de son Cantique des Cantiques, prosant son vers de quelques virgules, déchirant un voile. Une vociférante dont la voix porte de tout son sang, juive sans qu’aucun mot de judaïsme, de judéité sinon « Seigneur » ne soit prononcé, « fillette trompée par son sang […] qui ai perdu mon nom », sœur de Celan, de Rodanski par delà la mer d’Atlas, en antipsaumes de la Shoah assèche son lyrisme comme les règles des détenues de Ravensbrück, ses aventures perdues (1958) étouffées dans l’ovaire. (Dé)possédée de l’amour en un pic épileptique à « se clouer les ongles dans la poitrine […] s’arracher / la chevelure par poignées / […] se cracher dans ses propres yeux ».

Ayant vécu de mort, il s’agira bien de mourir de vie³. Respirant désormais en pure prose sans paliers de décompression, « au pied de la lettre du lieu commun qui assure que mourir c’est rêver », Alejandra Pizarnik (1936-1972), aboutie l’Extraction de la pierre de folie (1968), reconnue comme son homologue dans l’intensité La Comtesse sanglante (1971) Erzsébet Báthory distillant cette mort qu’elle appelle à hauts cris, après deux tentatives tire sa réverbérance. Morte au chant d’honneur. Pour l’espèce. Les éditions Ypsilon lui composent de livre en livre un suaire lilas.




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La dernière innocence
Traduction Jacques Ancet
Ypsilon
48 p., 15,00 €
Les aventures perdues
Traduction Jacques Ancet
Ypsilon
48 p., 15,00 €
couverture
couverture

1. « La dernière innocence et la dernière timidité. C’est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons. » (Une saison en enfer)

2. Proust.

3. Héraclite.